La presse, comme les autres industries culturelles affronte les changements structurels alors que la première vague de numérisation, s’était surtout traduite par une réorganisation des rédactions, un rééquilibre des métiers… mais à structure quasi constante même si, j’y reviendrais, les questions qui se posent aujourd’hui sont déjà présentes depuis longtemps.

Dans un contexte évolutif comme celui du numérique aujourd’hui, Innover est naturellement au cœur de la nouvelle économie et des stratégies compétitives. Plusieurs raisons militent en ce sens : accélération du développement technique, instabilité des marchés et de la compétition, nouveau rôle des usages, place des écosystèmes créatifs. On comprend, de ce point de vue l’enjeu que s’est donné cette année la Conférence Nationale des Métiers du Journalisme.

Former pour innover : c’est pourtant un titre qui est déjà un paradoxe. Penser à apprendre à penser en dehors de la boîte. Il me semble, de ce point de vue, pas moins incongru que le fameux slogan « Il est interdit d’interdire ».

J’interviens, dans cette perspective, à partir d’un point de vue hybride – 1) candide extérieur au secteur, …. Mais pas tant que cela car aussi 2)  chercheur ayant travaillé sur l’économie des médias et internet, et épisodiquement sur la presse et le numérique informatisation de la PQR dans les années 90, la presse numérique il y a deux ans), et 3) acteur public qui, via la régulation de la Poste, est régulièrement amené à suivre la question de la distribution.

Il faut d’abord rappeler que l’importance des réflexions sur l’organisation et l’économie tient à ce qu’à l’arrivée, ce sont bien des formats, de l’information, de nouveaux modes de narration, de nouveaux contenus et des formes de citoyenneté dont il est question . Les exemples étrangers fournis, la TV locale suédoise par exemple, illustre bien cette capacité de faire passer des modes d’organisation nouveaux et très polyvalents au profit d’une vraie réflexion éditoriale sur l’augmentation de la présence, la différenciation de l’offre, le plurimédia.

Les constats que l’on a entendu sur la presse rejoignent ainsi largement ceux que nous apprennent l’économie du numérique : le poids de la dimension technologique dans les stratégies d’entreprise, l’impact de l’hyperoffre, le poids de la multicanalité et de l’hybridation des modes de distribution physique et en ligne, le rôle central des plateformes et redéfinition des chaînes de valeur entre tuyaux et contenus, les poids des logiques de marque, l’omniprésence du gratuit, l’articulation économie du sur mesure et du lowcost, la place des usagers et redéfinition des frontières amateurs / professionnels. Je ne reviendrai naturellement pas sur tous ces points, mais il me semble d’autant plus intéressant de les rappeler en introduction qu’ils fournissent, à mon sens, des clés utiles pour éclairer les constats présentés lors de ces deux journées.

Organisation des rédactions et modèles d’affaires

Le premier point sur lequel je souhaiterai revenir est le constat essentiel des évolutions simultanées de l’organisation des rédactions, des modèles économiques de la presse, des compétences et de la formation. Il faut transformer les médias depuis la formation jusqu’aux journaux comme l’un des intervenants le disait.

En la matière, je rappellerai volontiers le résultat de l’étude que nous avions menée en 2012 sur la presse et le numérique pour le MCC : elle mettait très clairement en évidence l’existence de trois stratégies très différentes : pure players « disruptifs », leaders explorateurs et numérique a minima. Je ne peux m’empêcher dans trouver un écho dans les différents témoignages présentés, par les manières différentes d’affronter ces transformations.

Sans entrer dans l’ensemble des dimensions à l’œuvre dans ces évolutions, j’en prendrai, de prime abord, trois illustrations très différentes.

Une première tient à l’élargissement du contour du « journal » ou du « site », au profit de logiques de plateformes, désormais prépondérant dans la presse, les médias, et Internet… et contribuant à brouiller les frontières. Au-delà de ce terme valise, les plateformes de la presse sont-elles simplement des plateformes d’agrégation, d’éditorialisation et de curation de contenus – « à la Google » pourrait-on dire, mais pas seulement – ou des plateformes de production qui doivent penser également la capacité de construire et développer différents types de services, de contenus, d’informations…? L’alternative n’est pas purement théorique, elle interroge également une relative surprise de ma part : l’absence relative de la place du lecteur dans les débats. Surprise car l’évolution de ses pratiques et ses modes de lecture appellent une redéfinition des offres, mais aussi parce l’intégration des contributions des lecteurs fait aussi parti des traits marquants des médias aujourd’hui : aussi bien dans la radio, la TV ou la presse écrite. L’exemple du Guardian que l’intégration du rôle du public lecteur qui peut être éditeur de contenu, expert, correcteur, relais et diffuseur fait que sa prise en compte ne peut se résumer à l’animation du réseau social des lecteurs.

Une seconde dimension intéressante à souligner est naturellement celle de la temporalité, totalement redéfinie par le web, à la fois par la continuité des flux d’information et la nouvelle dimension de l’urgence et de la rapidité. Le témoignage de l’AFP est, de ce point de vue, stimulant quand il montre comment une agence essaie de faire évoluer ses atouts en mettant l’accent sur la validation (et un peu la curation) plus que le volume  et la rapidité, sachant que (presque) tous les médias s’inscrivent dans un souci de vitesse sur internet et que l’urgence reste, de toutes façons dans l’ADN des médias ou des agences.

J’ajouterai une troisième dimension : la tendance omniprésente à évoquer le fast checking et le datajournalisme.  Je ne peux m’empêcher de l’analyser aussi sous l’angle économique en me demandant dans quelle mesure la tentation de la présenter comme la « nouvelle frontière » des journaux ne doit pas être rapprochée également de l’opportunité qu’il offre de renouveler les contenus à faible coût, en industrialisant des process de traitement des données. Cela doit appeler à penser les compétences correspondantes des journalistes (statistique et économétrie), tout autant que des investissements plus structurels, au-delà des journalistes, dans les bases de données par exemple.

La question de l’organisation des rédactions sous-tend donc en permanence la question des compétences et des métiers. Il faut naturellement les penser simultanément (au sens d’appréhender et de mettre en œuvre) si l’on veut échapper ) la spirale de l’oeuf et de la poule ?

Compétences et métiers

Une conséquence directe des constats précédents est, naturellement, l’émergence – et la nécessaire prise en compte – de nouvelles compétences (je parlais à l’instant des dataanalytistes ou journalistes de données.

Les différents témoignages montrent qu’il ne s’agit pas simplement de penser en termes de nouvelles expertises mais aussi de compétences assurées collectivement. Ce qui se joue est en effet la restructuration des titres autour de la variété des compétences, et la capacité de réorganiser régulièrement les équipes rédactionnelles pour contribuer au brassage, à la variété des regards et à la réactivité.

Cette évolution des médias  me paraît souligner particulièrement une alternative que l’on voit transparaître dans presque toutes les interventions et les représentations des métiers de journalistes: polyvalence – multicompétences – multiactivités ou spécialisation des journalistes (infographiste, datajournaliste, rédacteur). Sous cet angle, les débats actuels  ne sont pas nouveaux : pour des raisons évidentes de coût qui restent toujours d’actualité dans le numérique. Ils m’évoquent par exemple ceux qui avaient été soulevés, il y a une vingtaine d’années, dans la galaxie Hersant autour de l’intégration écrit-audiovisuel ou lors de la constitution de radios comme France Info.

On parle de journalisme en général, mais ces évolutions et les débats sur les multicompétences montrent bien les risques d’éclatement liés à des métiers et des enjeux différents au sein des mêmes rédactions : les difficultés rencontrées dans les journaux entre rédactions web et papier en sont une illustration : elles cumulent difficultés de concilier les stratégies, pb du modèle d’affaire, mais aussi articulation de compétences et métiers différents : comment ne pas penser ici au conflit Air France et aux conflits sous-jacents entre pilotes d’Air France et de Transavia, ou entre navigants et personnels commerciaux. On a parlé à ce propos de l’objectif de rédactions unifiées : j’y entend pour ma part aussi des rédactions aux contributions diversifiées.

Face à la nouvelle spécialisation des métiers et des productions, les entreprises de presse sont en outre confrontées à l’alternative du faire ou faire faire ? Plusieurs groupes de médias ont réalisé des acquisitions pour intégrer les compétences dont ils ne disposaient pas, sans toujours savoir les diffuser au sein de leurs équipes. La question du transfert de compétence peut donc se penser soit à l’intérieur des rédactions, sur le mode de l’échange, soit à l’extérieur, sur le mode de l’appropriation et la formation.

C’est la même alternative qui s’ouvre à propos du recrutement des jeunes (et de l’acquisition de leurs compétences) ou bien de la formation en interne des journalistes en place. Le renouvellement des compétences se fait aussi, en effet, en faisant entrer des jeunes (ou des femmes) (cf. stratégie systématique aux US ou en GB, au Guardian ou chez Mondadori). Il se fait difficilement en France, du fait du gel des effectifs. Le risque en la matière est cependant celui de l’injonction contradictoire : afficher des orientations… sans forcément adapter les modes traditionnels d’évaluation et de reconnaissance des journalistes et la hiérarchie implicite (pour les directions comme pour les jeunes journalistes) entre réaction print et web : inutile de citer des exemples ici, tout le monde les a en tête. Cet apport unique des jeunes professionnels se voit pourtant bien autant dans des petites structures comme Rue89 que dans les groupes comme Mondadori. Il tient à la fois par leur caractère de « digital native, mais aussi parce que leur « jeunesse » les amène souvent à saisir les opportunités technologiques pour court-circuiter les hiérarchies traditionnelles.

Conclusion : quel enjeu pour la formations

Les différents constats que je viens de pointer appellent naturellement des conséquences sur la manière de penser la formation « pour innover ». J’en vois pour ma part plusieurs.

Une première tient aux caractéristiques du journalisme comme métier intellectuel où – comme pour les chercheurs et enseignants –  la formation n’est envisagée que de manière initiale ou pour des reconversions, mais moins en continu. Elle pose aussi, pour les mêmes raisons la question du renouvellement des générations dont on a aussi vu qu’elle est source de tensions potentielles.

Une deuxième conclusion amène à s’interroger sur la manière de penser la formation sous l’angle de spécialisation des métiers (ce qui semble être le cas de l’Angleterre) ou sous une forme relevant plus de la coloration d’une compétence sur une base généraliste (y compris dans les parcours professionnels).  Cette question interpelle autant les titres de presse prescripteurs de formation que les établissements de formation : quelles formations, quelles places pour les établissements et universités, faut-il développer des formations généralistes comportant des modules spécialisation (au risque de formations fourre-tout) ou des formations spécialisée ? La question n’est pas tranchée : la raison tient à la fois à la demande de compétences pointues associées aux nouvelles technologies, au risque de parcellisation de rédaction et, faut il ajouter, de l’obsolescence inévitable de certaines technologies d’où l’importance de repenser, dans tous les cas, la continuité formation initiale et continue. Elle interagit, naturellement, avec les statuts professionnels dans les rédactions de ces activités  à forte dimension technique.

Ma dernière conclusion renvoie à est une des leçons que tirent tous les établissements de formation, quel que soit leur discipline ou leur niveau : la nécessité de penser en termes collective (formation à la coopération et pas seulement formation individuelle). Je le rapprocherai des nécessaires évolutions vers des logiques d’expérimentation, d’essai-erreur et de culture de laboratoire, car c’est aussi une manière de repenser  l’évaluation des performances individuelles.

Pierre-Jean Benghozi, CRG-Polytechnique