Le modèle du couteau suisse

La découverte de l’Internet par le grand public remonte au milieu des années 1990. C’est en 1995 qu’a été fondé le moteur de recherche Yahoo ! et mis en ligne son concurrent de l’époque Altavista. J’ai le souvenir lointain qu’en Suisse romande, la toute première formation journalistique au réseau a commencé par une découverte des moteurs de recherche, ces nouveaux outils proprement fascinants.

A la même époque, une deuxième étape a consisté à transmettre à des professionnels en formation continue des procédures leur permettant d’ouvrir leur propre site et de le gérer. Les journalistes indépendants étaient les premiers intéressés. Cette formation embryonnaire ne répondait encore à aucun projet rédactionnel réellement formalisé, mais à des attentes, des envies, des intentions. Il convenait de se préparer à des changements importants dans les pratiques du métier.

Assez logiquement a suivi une initiation aux procédés d’écriture sur le Web, succédant en droite ligne à la formation dispensée à l’enseigne « Ecrire pour être lu », ce vieux classique des écoles de journalisme issues des traditions de la presse écrite.

C’était la préhistoire.

C’est en 2002 qu’une véritable formation continue dans le domaine du multimédia a commencé à se structurer en Suisse romande. Dès 2008, des modules dédiés au multimédia sont proposés dans le programme de la formation initiale des journalistes stagiaires, conçue en alternance. Le métier était alors entré de plain-pied dans l’ère nouvelle du Web 2.0, marquée par le développement des réseaux sociaux.

J’imagine que le récit des débuts dans les divers lieux de formation ici représentés, sans être nécessairement identique, ne s’éloigne pas beaucoup d’un tel parcours.

Je le caractériserais par deux aspects : le premier tient à l’accent porté sur la maîtrise des instruments et des procédures, donc sur un savoir-faire principalement technique ; le second tient à l’orientation plutôt individuelle donnée à la formation. Il s’agissait de construire les compétences du journaliste intéressé afin de lui permettre d’affronter, dans sa situation particulière, les changements technologiques de la communication.

Or, ce qui m’a aussitôt frappé dans le programme de ces journées – et sur ce point précis de la première journée surtout –, c’est l’ambition de prendre en compte la dimension entrepreneuriale du journalisme numérique. Les médias traditionnels sont interpellés dans leur fonctionnement et leur offre au public par les nouvelles technologies. La presse écrite, la presse quotidienne en premier lieu, est durement malmenée par la dégradation de son modèle économique. Les médias sont obligés de se repenser quant à leur contenu et à leur organisation rédactionnelle.

Cela signifie-t-il que l’on passe de la construction d’un savoir-faire ancré dans une maîtrise individuelle des outils, au déploiement d’une capacité d’innover, d’inventer, de créer dans un contexte qui appartient à l’organisation, autrement dit aux entreprises de médias ? Que faut-il entendre par innovation comme boussole de la formation, aussi bien en entreprise que dans les lieux voués à la préparation au métier ? A entendre plusieurs intervenants, elle apparaît comme une affaire principalement collective. Elle suppose en plus d’une occurrence une collaboration entre les divers acteurs. Elle s’accompagne d’un partage des pratiques et des compétences. Sans oublier les contributions actives du public stimulées par le Web 2.0 – contributions qui ont été largement et curieusement négligées au cours des présentations et discussions.

Rien de cela, sans doute, ne semble aller de soi. « Les choses sont compliquées à faire bouger « , entend-on du côté d’Ouest-France, quotidien à fort tirage qui se prévaut néanmoins d’une volonté de mettre son site internet Ouest-france.fr  « au cœur de l’actualité ».

La maison France Télévisions reconnaît pour sa part une « résistance au partage des tâches ». Cela contraste avec l’expérience du réseau de télévision régionale suédois STV, qui a visé l’acquisition par tous ses collaborateurs des instruments du multimédia. Et, du coup, fait de la moitié des techniciens privés d’emploi par les changements technologiques – une trentaine au total – autant de journalistes aptes à fonctionner dans un nouveau rôle.

Un peu partout, les signes de résistance sont assez nombreux. Ainsi ce manque absolu d’intérêt des quelque trois cents collaborateurs du Monde pour une initiation maison au journalisme de données : deux d’entre eux seulement se sont portés candidats  ! Ainsi, dans le même journal, Ainsi dans le même journal, la permanence de méthodes artisanales de reproduction de courbes statistiques, pourtant directement accessibles sous forme numérique . « Entrer dans un tableur fait peur ! »

La résistance ne se manifeste pas que par une passivité militante. Elle repose sur une défense affichée des statuts professionnels, selon une logique de la préservation des savoir-faire et des emplois. Au risque d’obstruer les voies de l’innovation lorsque celle-ci est associée à la recherche d’une polyvalence façon couteau suisse – la métaphore n’est pas de mon cru.

Il faut se garder de schématiser. Les contextes sont divers. La leçon du Guardian paraît exemplaire. Son site web est le troisième du monde en termes de consultation. L’entreprise s’est engagée résolument dans la voie du numérique. Au « numérique d’abord » (digital first), qui a prévalu dans un premier temps comme mot d’ordre d’un journalisme « ouvert », tend à succéder désormais la conception d’un journalisme « mené par le numérique » (digital led), soit d’emblée conçu pour une mise en ligne sur le Web. « Nos histoires doivent avoir du numérique dans leur ADN », lance Jon Henley.

Le Guardian s’est engagé dans une autre aventure : embaucher dans sa rédaction de nouveaux collaborateurs échappant absolument au profil classique de ses journalistes, quant à leur origine sociale ou à leur formation antérieure. Il a certes fallu beaucoup leur apprendre sur le journalisme, mais le journal a aussi beaucoup appris d’eux sur l’exploitation des contenus numériques.

Ailleurs, l’appel à des forces extérieures est perçue comme une implantation de « cellules » étrangères et entraînerait plutôt des phénomènes de rejet.

 

Alors, où se loge l’innovation ? Je suis tenté par une réponse impertinente. Chacun produit des efforts de formation. Mais je ne suis pas certain que l’innovation s’impose partout et, surtout, qu’elle présente dans la plupart des situations un stade plus avancé que celui d’une adaptation de plus à des évolutions inéluctables.

 

Reprenons les toutes premières applications de l’internet au journalisme et comparons.

 

  •  Aux usages primitifs des premiers moteurs de recherche répond aujourd’hui une exploitation des réseaux sociaux, à la fois comme sources et comme débouchés.
  • A l’apprentissage de la gestion rudimentaire d’un site fait écho désormais le développement des nouveaux modes de traitement de l’actualité que sont le journalisme de données (data journalism) et la vérification des faits (fact checking).
  • A l’adaptation embryonnaire à l’écriture numérique du programme « Ecrire pour être lu » correspondent les formes de communication offertes par la visualisation et l’exploitation de nouveaux modèles narratifs.

 

Je concède volontiers que s’installent entre les deux stades des différences substantielles. Que des initiatives innovantes existent, qui permettent – c’est l’ambition de la formation à distance que met en place Rue89 par exemple – non seulement d’acquérir des outils, mais de comprendre le changement de paradigme que cette acquisition suppose et de s’y adapter.

 

Je constate enfin que les lieux de formation, universités et écoles de journalisme, prennent  leur part dans cette recherche d’innovation :

 

  • De manière résolue et quasi exclusive par l’introduction d’un master pur et dur en journalisme numérique à l’Université de Madrid ;
  • de manière plus pondérée à l’Université catholique de Louvain-la-Neuve (UCL), combinant l’inclusion des nouveaux savoirs numériques et le maintien des fondamentaux du journalisme, ainsi que celui de disciplines d’accompagnement traditionnelles (droit, économie, sciences sociales), non plus enseignées pour elles-mêmes, mais en relation avec les activités propres du journalisme. Exemple : la statistique directement adaptée aux besoins du journalisme d’enquête.

 

Dans cette perspective, l’attention portée à la place et au rôle des jeunes journalistes dans les entreprises de médias en voie de transformation réserve d’emblée une surprise. Sinon une surprise totale : un fort décalage – terme utilisé par plusieurs intervenants.

 

Selon une enquête sur le thème « Imaginaire des jeunes journalistes » (étude CEJER), on s’aperçoit que ceux-ci sont « peu portées à la créativité et au travail en équipe ». En regard des attentes d’innovation, cela paraît plutôt mal parti. D’autant plus qu’une étude qualitative à paraître, fondée sur les résultats de la même enquête (« La place du numérique dans l’imaginaire des jeunes journalistes »), apporte une confirmation : en dépit d’un usage personnel en phase avec celui de leur génération, les jeunes journalistes n’accordent qu’une faible place au numérique parce que sa légitimité n’est pas reconnue dans la sphère professionnelle. Confirmation encore par une étude menée par un chercheur de l’UCL, qui attribue aux jeunes journalistes « peu d’initiative en direction de l’innovation et du numérique », tiédeur attribuée au fait que le numérique ne jouit pour l’instant d’aucun prestige. C’est pourquoi l’affectation de jeunes journalistes à une rédaction web est vécue par eux comme peu gratifiante.

La suite des débats a permis de ne pas sombrer dans le plus complet scepticisme. Des promesses se dégagent malgré tout. Je serais ici tenté de faire mienne, au moins provisoirement, la conclusion apportée à la présentation d’une enquête auprès de douze diplômés formés aux nouvelles technologies. En quelques mots : une préparation au journalisme numérique donne des chances d’insertion en entreprise rapide et stable. Les professionnels innovants ne sont pas forcément très bien reconnus sous l’aspect de leur statut et de leur rémunération. Dans l’ensemble, ils se disent cependant satisfaits de leur travail. Surtout  lorsqu’ils se voient confier des tâches de formation et de pilotage de projets.

Beaucoup dépend du degré d’engagement de leur entreprise sur la voie du numérique, effectivement variable. Plus largement : de l’ouverture des esprits à la polyvalence qu’un journalisme « mené par le Web » semble requérir. Et qui prédirait un bel avenir au couteau suisse !

Daniel Cornu, médiateur du groupe de presse Tamedia (Suisse)